TROISIEME ÉPISODE

   Avec sa parfaite notion du temps que possèdent les gens qui vivent au rythme de la nature, le gnome se réveille dès que le ciel pâlit. Il éteint consciencieusement le feu, recouvre les cendres et retourne auprès de Robin attendre le lever du soleil. À peine le disque flamboyant émerge au-dessus de l'horizon, que les deux compagnons se retrouvent instantanément devant l'incontournable portail de pierre.

- C'est incroyable! s'exclame Robin, enfin réveillé. Je suis encore revenu au point de départ.

- Nous sommes revenus, précise Florial.

- Ah ! Tu es là ! Mais que s'est-il passé ? Tout ce dont je me souviens c'est d'avoir marché des heures dans un four.

- J'ai fini par te retrouver à l'entrée du canyon, tu étais évanoui dans la première zone d'ombre que tu as atteinte. Comment te sens-tu ce matin ?

- Mieux que je ne l'aurais pensé hier, et c'est sûrement grâce à toi.  Mais que faisons-nous à nouveau ici ?

- Cela je l'ignore, avoue le gnome. Par contre, je dois m'excuser car je ne t'ai pas averti des dangers inhérents au monde fantastique.

- Explique-toi.

- Il est imprudent d'agir sous le coup d'une impulsion. Les actes, encore plus qu'ailleurs, doivent être pesés, les situations anticipées. Tout a une réponse immédiate, cela correspond à une logique implacable qui souvent nous échappe. Tu dois particulièrement te méfier de ce qui t'attire plus que de raison ou de ce que tu brûles de posséder. Ce plongeon, sans nul doute anodin et plaisant en tout autre endroit, aurait pu te coûter la vie ou t'expédier dans un enfer. Nous venons encore une fois de le constater, des portes s'ouvrent et nous ramènent irrémédiablement ici. Tu dois en trouver la cause ou éviter ce piège.

 

- Hého ! Vous voici à l'endroit prévu, interpelle Mélilot en passant la porte.

- Qui est-ce ? Tu le connais ? s'étonne le jeune homme.

- Je vais vous présenter, répond Florial. Mélilot, voici Robin des Trois Routes. Robin, voici Mélilot du Petit Peuple. Il nous a rejoint hier soir alors que tu dormais.

Puis s'adressant à l'ancien :

- Je comprends maintenant que tu nous aies laissé là-bas, mais tu aurais pu m'avertir.

- Où que je vous emmène, vous seriez revenu ici. Même si vous aviez été enfermés, et cela vous deviez l'expérimenter vous-même.

- Tu veux dire que l'on revient irrémédiablement ici ? s'inquiète Robin.

- Oui, tant que l'on ne découvre pas pourquoi, confirme Mélilot.

- Tu ne le sais pas, toi ? insiste le jeune homme.

- Ce n'est pas mon histoire. Toi seul peux répondre à cette énigme.

- Il serait temps d'aller s'abriter, intervient Florial. La température monte déjà.

- Je ne peux vous ramener qu'à l'endroit à partir duquel vous êtes repartis en arrière.

- Encore heureux que ce soit dans un havre de fraîcheur, se rassure Robin.

- Allons-y, presse Florial.

- Passons par le portail, indique Mélilot. Il suffit, en le franchissant, de penser à l'endroit où l'on souhaite se rendre.

 

Les deux voyageurs étonnés suivent l'ancien. Robin ne souffre pas mais il se sent raide. Florial reste derrière lui et le couve du regard comme une mère poule, examinant sa démarche pour jauger de son état de santé. Hop ! Ils passent l'un après l'autre et ressortent, entre deux rochers, tout près de la résurgence. Robin s'assoit aussitôt contre un arbre comme s'il avait fourni un effort intense.

- Mange quelques fruits et prends de la potion, prescrit Florial, en installant son protégé. J'ai repéré hier de la crapaudine, je vais te changer ta compresse.

 

Il fait signe à Mélilot et ils s'éloignent tous les deux, hors de portée de voix.

- Dis-moi, cette nuit nous allons retourner au portail. Comment ferons-nous demain ?

- Vous reviendrez ici. Vous ne pouvez vous rendre qu'à un endroit où vous êtes déjà allé, enseigne Mélilot.

- Donc, tous les jours nous avançons jusqu'à un certain point. Mais pourquoi faut-il revenir en arrière au lever du soleil pour retourner ensuite au lieu que l'on vient de quitter.

- C'est à Robin de répondre.

- Je suppose que ton aide s'achève ici.

- Pas du tout, chaque fois que vous en éprouverez la nécessité, je vous rejoindrai.

- Peux- tu nous conseiller sur la prochaine direction à prendre ? s'informe Florial.

- Impossible, je ne connais pas ce monde, objecte l'ancien.

- Comment cela ? D'où viens- tu ?

- Je viens du même pays que toi. Ici, je situe à peu près certains passages. Robin a façonné ce monde, c'est une image forgée par sa pensée, ses souvenirs. Il n'est pas réel. Il existe de nombreuses ressemblances avec des terres qu'il a connues ou idéalisées. Ce lieu est polymorphe ou plus exactement caméléon. Chaque pèlerin qui pénètre ici le construit au fur et à mesure de ses pérégrinations. Je fais office de guide, de joker, s'il y a besoin. Mais je ne viens que pour certaines missions et si l'on m'appelle. Sinon, je suis très bien dans ma campagne. Veux-tu voir l'aspect véritable de ce monde ?

- J'en suis curieux, acquiesce Florial.

Mélilot sort, d'un petit sac suspendu à sa ceinture, ainsi que le porte tous les gnomes, deux ovales de verre reliés par une fine tige métallique.

- Tiens cet objet devant tes yeux et regarde à travers.

 

Florial, intrigué, examine l'objet et suit les indications de l'ancien. Tout de suite il ne voit rien ou plutôt rien de ce qui l'entoure. Ce qu'il perçoit, c'est une sorte de vide fluctuant, des fluides qui s'amalgament et se décomposent, des brillances fulgurantes, des nébulosités qui changent de forme et varient d'opacité. Dans la direction du bassin, un cercle pulsant indique probablement l'emplacement du couloir qui ramène au portail. Par contre, il voit nettement Mélilot et, plus loin Robin qui, en vision normale, est dissimulé par un bouquet d'arbres.

- C'est avec cet objet que tu repères les couloirs, comprend Florial, en le lui restituant.

- Oui, et quand on en a l'habitude, on ressent des fourmillements si l'on passe à proximité des couloirs. Il m'a permis aussi de vous repérer de suite. Bon, ce n'est pas que je m'ennuie, mais ce lieu m'épuise. Même à l'ombre, la chaleur est trop forte pour moi.

Il disparaît comme un glaçon qui fond en vitesse accélérée.

 

Florial échange encore une fois ses vêtements et prélève une nouvelle palette de crapaudine pour changer le pansement, et revient vers l'humain.

- Quel piètre aventurier je suis ! constate ce dernier. Je me blesse, je tombe dans les pièges, je me pénalise tout seul. Si tu n'étais pas avec moi, je ne survivrais pas longtemps.

Le gnome, qui s'active à le soigner, ne le contredit pas et, le garçon appréciant que quelqu'un soit attentionné à son égard, se sent en confiance et se met à réfléchir à la situation, tout haut.

- Depuis que nous sommes arrivés, j'ai l'impression de connaître ce pays. Je sais parfaitement n'y être jamais venu et pourtant des souvenirs remontent de ma mémoire : des images, des sensations. Je ne parviens pas à voir les événements, mais j'éprouve des regrets, de la rancœur. Je suis comme un exilé qui revient enfin dans sa patrie après en avoir été banni. Cette terre se montre hostile envers moi et je n'ai qu'une envie c'est de l'apprivoiser ou même de la reconquérir. Je veux me dresser en son centre et lui dire : " C'est moi ! Pourquoi ne me reconnais-tu pas ? Pourquoi ne reprends-tu pas ton enfant dans ton sein ? Je te reviens pour vivre avec toi." Mais comment ces pensées émanent-elles de mon cerveau, puisque c'est la première fois que je foule ce sol ?

Il poursuit son monologue sans attendre l'avis de son compagnon.

- Le plus étrange c'est qu'il n'y a personne, on ne rencontre aucun habitant, on ne voit aucune trace de vie humaine. Je sais bien que la terre possède des contrées désertes, mais pourquoi arriver justement ici ? Quel intérêt ? Cela dit, j'adore ces paysages. Enfant, j'étais souvent lassé de nos campagnes cultivées et de nos forêts épaisses...

Florial lève un sourcil, ça ne lui serait jamais arrivé de préférer ces terres arides à leurs riantes contrées verdoyantes. Cependant il ne se permet pas un commentaire et préfère suivre attentivement les réflexions du pèlerin.

- ... un ami de mon oncle, qui revenait de voyages lointains, avait déjà fait resurgir des images similaires. Or, il n'avait fait que les décrire, je ne les avais pas vues et pourtant, je pouvais presque ajouter des détails à ses récits. L'imagination n'a-t-elle pas ses limites ? Les habitants que nous ne rencontrons pas sillonnent les routes de ma mémoire. Des visages me sourient, les gens me parlent. Ces fruits que tu m'as donnés, je sais où je peux les cueillir. Leur saveur se mélange aux odeurs des épices et les odeurs aux bruits d'un marché, et les bruits se chargent de couleurs et de mouvements.

 

Le jeune homme s'interrompt, les yeux ouverts sur des visions personnelles plus réelles que ce monde. Puis il reprend :

- Peut-on vivre ici et ailleurs ? Peut-on exister en même temps maintenant, hier et demain ?

S'adressant directement à Florial :

- Dis-moi, est-ce que je délire ?

- Rassure-toi, ton esprit fonctionne normalement.

- Ce ne sont pas des hallucinations ?

- Absolument pas, tu peux me croire.

- Alors, qu'est-ce que c'est ?

- Des souvenirs.

- Je n'ai jamais quitté mon village jusqu'à présent.

- Ce sont des souvenirs d'autres vies, révèle le gnome.

Les soins terminés, il s'assoit et boit une rasade à sa gourde.

- Ne vit-on pas une seule existence ? s'étonne Robin.

- La vie est permanente, elle prend des formes successives.

- La mort n'est-elle pas la fin de tout ?

- C'est un passage entre les vies, comme ces couloirs que nous empruntons.

- Je devais donc revenir ici, c'est vraiment chez moi. Je le ressens profondément dans les plus infimes parties de mon corps.

- De quoi te rappelles-tu exactement ?

- De la douceur de vivre, d'un climat agréable, de paysages grandioses, de la simplicité de l'existence.

- As-tu envie de revivre cela ?

- Je n'en sais rien mais pourquoi chercher autre chose qu'un bonheur facile ?

- Tu disais éprouver des remords et de la rancœur, l'encourage Florial.

- C'est curieux, l'endroit est merveilleux mais les événements ne me semblent pas donner de la joie.

- Te souviens-tu de quelqu'un ?

- Je perçois un grand vide, un manque, une solitude.

- Est-ce un abandon, une rupture, la résultante d'un choix ?

- Plutôt une terrible épreuve, lâche Robin. Des gouttes de sueur qui perlent sur son front ne sont pas provoquées par la chaleur excessive mais le malaise du souvenir l'assaille.

- Oh ! Et puis assez ! Goûtons à la tranquillité de ce havre de paix. Nous n'avons rien d'autre à faire, ne nous en privons pas, décide-t-il en se retournant de manière à contempler la cascade.

Florial l'observe un instant du coin de l'œil puis décide de l'imiter. Ils ne devront pas s'échapper d'ici de sitôt, alors autant se détendre pour l'instant.

 

La journée se traîne, étouffante malgré l'ombre et la proximité de la rivière. Robin se tait, pris sans doute par des pensées rémanentes qui le hantent. Florial, toujours actif, herborise. Il recherche certaines plantes endémiques dont il a seulement entendu parler. Il cueille quelques échantillons et les engrange dans son sac. Des fruits mûrs ou secs constituent leur repas et, lorsque le jour décline, il prépare un nouveau foyer pour supporter la nuit glaciale. Prévoyant, il rassemble autour d'eux leurs quelques affaires pour ne pas en être séparés à l'aube.

- Pourquoi ne laissons-nous pas nos bagages ici puisque nous allons revenir ? suggère le pèlerin.

- Le milieu peut avoir changé, se méfie le gnome. Mêmes si les deux transferts ne prennent que quelques minutes, le temps ici peut s'être écoulé différemment. Il n'est pas exclu non plus de se retrouver ailleurs.

- Mélilot viendrait à notre secours, affirme le garçon confiant.

- Ici je redoute que rien ne soit stable et prévisible.

- Tu vas finir par me flanquer la frousse.

- Il ne s'agit pas de t'effrayer, il vaut mieux être prudent.

- Es-tu sûr que c'est à cause de moi que nous sommes arrivés là ?

- Sans aucun doute. Cette nuit, tu devrais te servir de tes rêves pour trouver où nous allons.

- Comment cela ?

- Nos rêves racontent notre propre histoire. Rien n'est plus révélateur de notre personnalité.

- Ils paraissent tellement incohérents. Sommes-nous si confus et aberrants ?

- Tout y est juste et précis, organisé mais codé par des symboles. C'est une science sacrée et tous les êtres devraient en faire l'apprentissage pour mieux se connaître et comprendre l'univers.

- C'est la première fois que j'en entends parler ainsi. Qui enseigne cette science ?

- Les onirologues.

- Ce sont des gnomes ?

- Il en existe chez les gnomes mais aussi chez les humains.

- Tu m'ouvres des horizons passionnants mais sans la pratique de cet art, je doute que je puisse utiliser mes rêves pour trouver des réponses.

- Certains d'entre eux sont plus intelligibles que d'autres. Même un néophyte peut y percevoir l'essentiel surtout s'il prend la peine de chercher.

- Dans ce domaine aussi, tu possèdes des connaissances ?

- Très peu. Avant de t'endormir, fais le vœu d'obtenir des révélations et cela se réalisera.

- Faut-il encore que je m'en souvienne au réveil !

- Pour cela je t'indiquerai les méthodes si tu rencontres des difficultés. Bien, il serait temps de dormir. Ta jambe est guérie et demain, une dure journée nous attend.

- Bonne nuit, articule Robin en bâillant de bon cœur.

- Fais de beaux rêves, lui souhaite Florial.

Puis pour lui-même, il pense :

- Que ceux-ci soient clairs et révélateurs et nous permettent de trouver la clé ! Je ne me sens vraiment pas à l'aise ici.

 

Implacablement le processus, identique à celui de la veille, les précipite hors de la porte et celle-ci les ramène quelques minutes plus tard à leur point de départ. Robin affirme ne pas avoir rêvé. Guéri de ses blessures et remis de son insolation, il est prêt à repartir à travers la fournaise. Florial reprend sa place sur l'épaule, accroché à la sangle du sac, abrité par un large chapeau de paille qu'il a fait apparaître pour son protégé.

- Si nous changions de tactique pour nous orienter, propose le jeune homme. Pourquoi aller vers l'est, puisque nous ignorons notre destination ? Essayons de repérer des étapes nous offrant la présence de l'ombre. Suivant son idée, il grimpe sur un rocher qui lui permet d'explorer le panorama. Leur asile d'hier paraît être le seul point de fraîcheur visible alentour. La rivière s'engouffre dans le sol vingt mètres plus loin et il est impossible de déterminer son cours. Indécis, il prend conseil de son compagnon :

- Que faisons-nous ?

- Tous les jours nous allons avancer selon nos possibilités. J'utiliserai la magie autant que je pourrais pour nous aider.

Le gnome se rappelle les paroles de Mélilot et aimerait bien bénéficier du concours d'un animal pour avancer plus vite, mais, mis à part quelques insectes, il n'en voit aucun, pas même un oiseau. Aucune trace d'un seul être vivant, le pays semble avoir été abandonné.

- Alors, allons-y, déclare Robin résolument.

 

À cette heure matinale, le corps reposé répond aisément aux sollicitations de la volonté. Les premiers kilomètres parcourus ressemblent à une balade d'agrément, les suivants à une excursion. Puis au cours de la journée, selon la fatigue, la température et le moral, cela devient une randonnée sportive, un pèlerinage, une marche forcée. Pendant trois jours ils errent dans ce désert surchauffé, avançant par sauts de puces avec un minimum d'eau et quelques fruits. Florial a su alléger le sac. Leur périple devient une divagation dont le sens leur échappe. Les paysages ont changé et, tout autour, des étendues tantôt sableuses, tantôt pierreuses s'étalent à perte de vue. Un soir, l'horizon bleuit, une ligne se dessine et s'élargit alors qu'ils s'en approchent. Ils sont parvenus au bord d'un plateau gigantesque et, au loin, une étendue scintillante remplit l'espace.

- La mer, annonce le gnome. Je ne l'ai encore jamais vue.

- C'est donc cela, admire Robin. C'est encore plus grandiose que je ne l'imaginais. D'ici je sens déjà son odeur et son énergie puissante m'envahit. Voilà mon but, la fin du voyage. Demain nous la rejoindrons et je me plongerai dans les vagues revitalisantes.

 

La proximité de cet espace fascinant balaye instantanément l'épuisement du pèlerin et, sûr d'avoir atteint le terme, il s'autorise à faire halte avant le crépuscule. Florial s'associe à l'enthousiasme du garçon et participe à sa gaieté cependant il estime intérieurement que le but n'est pas qu'un lieu géographique et que la cause demeure inconnue. Toute la soirée Robin est réjoui, il bavarde avec bonne humeur et raconte à Florial des anecdotes amusantes de son enfance. Quand il s'endort c'est le sourire aux lèvres, avec dans les yeux toute la palette des bleus et des verts qui se mélangent et s'harmonisent au rythme du flux et du reflux.

 

Le lendemain, encore une fois, le trajet en boomerang à la porte et retour, s'effectue en un éclair. Radieux, le pèlerin s'avance puis il s'immobilise, son expression se fige car devant lui, le paysage qu'il traverse depuis des jours déroule son immuable apparence jusqu'aux confins de sa vision.

- C'était un mirage ! constate Florial.

Le jeune homme est soudain désemparé, il se faisait une telle joie que la frustration est douloureuse.

- C'est terminé, annonce-t-il. Je ne marche plus. Autant me laisser mourir. Je ne crois plus à cette quête, comme tu la nommes. Ce n'est pas ce que j'attendais. Nous sommes prisonniers sans espoir d'en sortir. Tout n'est qu'illusions, pièges, mensonges.

- Ne voulais-tu pas l'aventure ? s'enquiert le gnome.

- Pas d'une aventure avortée.

- Cela en fait partie, elle peut prendre des formes multiples, rétorque Florial.

- Dans ce cas, je n'ai pas de chance. C'est comme pour les marins qui s'embarquent, attirés par les contrées lointaines et qui meurent dans le naufrage de leur navire, à la première tempête venue, pleure l'aventurier sur lui-même.

- Mélilot t'a révélé que tu devais trouver la clé.

- Où veux-tu que je cherche dans cet espace illimité ? Je n'ai aucun indice, aucune aide.

 

Désespéré, Robin devient ingrat, il oublie le gnome qui a tout quitté pour partager son sort et ce dernier sent le découragement l'envahir. Se serait-il trompé sur le destin de l'humain et pourquoi l'aurait-on sollicité pour l'accompagner ? Bien sûr, il est toujours possible de rencontrer l'échec mais il est encore trop tôt pour s'avouer vaincu.

- Mélilot ! appelle-t-il, éprouvant le besoin d'un ami et d'un conseiller.

- Voilà, voilà, j'arrive ! répond l'ancien qui a été interrompu dans sa méditation bienheureuse. Alors, vous ne vous en sortez pas ?

- Facile à dire quand on a la solution, s'exclame Florial.

- Je t'ai déjà dit que je ne l'avais pas, se défend Mélilot. Où en est notre pèlerin ?

Ce dernier est affalé, le visage caché dans ses bras repliés, il offre le portrait de la désolation et du renoncement.

- Allons, un valeureux et jeune conquérant comme toi ne peut s'effondrer de la sorte. Courage !

- À quoi sert le courage quand il n'y a rien à atteindre ? s'indigne Robin avec colère.

- Toi seul le sait, rappelle calmement Mélilot.

- Mais je n'en sais rien, je me suis laissé embarquer dans une histoire de fou.

- En l'occurrence, tu parles de ta propre folie, nous n'intervenons pas dans tes décisions, nous t'offrons juste notre assistance.

- Vous m'aidez à tourner en rond, c'est encore plus pervers, accuse injustement l'humain.

- Ça suffit ! interrompt l'ancien avec autorité. Fais fonctionner ta mémoire et ton discernement. Il se redresse devant le garçon sans craindre d'être renversé d'une pichenette, si celui-ci le décidait.

Bien que fâché, Robin n'est pas brutal. Il sait bien au fond de lui que son minuscule mentor n'est animé que de bonnes intentions mais il ne peut admettre de ne s'en prendre qu'à lui-même. Se levant brusquement, il se dresse devant les deux élémentaux et, serrant les poings, il en menace le ciel dans un geste théâtral de rage et d'impuissance. Laissant retomber ses bras, les épaules voûtées, il ferme les yeux autant pour oublier cet instant que pour les protéger de l'implacable réverbération.

- Bon, et que doit-t-il se passer maintenant ? réfléchit Florial avec bon sens.

- Asseyons-nous et analysons la situation, propose Mélilot.

D'un air dégagé, il fait apparaître trois choppes emplies d'un nectar de fruits bien frais et s'assied dans l'ombre de l'humain. Robin, ahuri, s'installe à son tour, prend dans sa main le verre glacé et après l'avoir appuyé sur son front et ses joues, trempe avec délices ses lèvres desséchées. Florial apprécie l'art simplissime avec lequel l'ancien a désamorcé la colère. Il ne se prive pas de se désaltérer à son tour, attentif aux paroles de Mélilot.

 

- Robin, tu as reçu de précieux conseils, les as-tu suivis ?

   - Lesquels ? demande le jeune homme avec mauvaise foi.

Le vieux sage retient une folle envie de soupirer puis, énumère :

- chercher dans ta mémoire.

- faire attention aux apparences.

- utiliser tes rêves.

En as-tu tenu compte ?

- Premièrement j'ai peu de souvenirs et ils ne viennent pas de cette vie.

Deuxièmement je ne plonge pas inconsidérément dans les rivières puisqu'il n'y en a plus.

Troisièmement je n'y comprends rien, énonce le garçon en comptant sur ses doigts, avec une pointe de provocation.

- Se servir uniquement de ses jambes est inutile ici. Tu as un cerveau et je sais qu'il n'est pas trop mal loti, alors active-le, à moins que la chaleur ne le ramollisse.

- L'ironie ne m'aidera pas, grogne Robin.

- Reprenons, dit Mélilot patient. Tu as dit à Florial que ce pays ne t'est pas inconnu.

- Celui-ci, je ne sais plus. En tout cas il me rappelle des images, des sons, des sensations dont je ne connais pas la provenance.

- Ton compagnon t'a expliqué que ce sont des souvenirs de tes vies passées.

- Je n'y crois guère.

- Hum ! C'est peut-être trop compliqué pour toi pour l'instant. Peux-tu me les décrire ?

Robin lève les yeux au ciel puis, comme un enfant récite sa leçon, il se met à raconter.

- Les paysages, principalement, correspondent à un pays idyllique alternant déserts sublimes et oasis édéniques où la température idéale réchauffe le corps. Le ciel perpétuellement pur offre un écrin d'azur au soleil, joyau flamboyant et immanent. La végétation rare et providentielle apporte nourriture et médecine.

Au fur et à mesure le ton du garçon a changé. L'incitation du vieux gnome a déclenché l'activation d'une mémoire oubliée. Il continue plus gravement.

- Les habitants sont des nomades qui traversent ces terres, depuis les jeunes montagnes enneigées jusqu'à la mer ancestrale. Ils transportent avec eux des chargements précieux de denrées exotiques, d'épices lointaines, de riches matériaux, de savants manuscrits, de chatoyantes étoffes, d'œuvres admirables, d'objets extraordinaires. Leur longue caravane s'étire en suivant la crête des dunes ou la fraîche vallée et, le soir, le campement résonne de chants et de prières qui s'élèvent avec les flammes claires des foyers ardents. Lorsqu'ils pénètrent enfin sur les places des villes superbes, la population accourt, avide et empressée, attirée par les conteurs et par les marchandises. Les jeunes citadines, charmées par les histoires fascinantes autant que par leur narrateur, rêvent de fugues romanesques et d'idylles amoureuses, naïvement prêtes à suivre leur amant pour visiter le monde. Mais les coureurs de vent, aussi menteurs que leurs récits et plus artificiels que leur verroterie clinquante, disparaissent au matin, abandonnant leur fragile conquête à la fureur des pères. Les pauvres ingénues, ignorantes des pratiques méprisables des hommes sont alors contraintes à pleurer leurs illusions déçues ou à effacer leur honte par un acte définitif.

 

Robin, dont la voix s'est brisée dans les dernières phrases, n'arbore plus son expression de victime. Il est abattu, saisi par l'émotion et le chagrin. Des images tragiques et terriblement actuelles défilent sur l'écran de sa mémoire.

- La voilà la cause, conclut Mélilot.

Florial se tait, lui aussi a compris la fin de l'histoire.

- Comment ai-je pu l'abandonner ? pleure Robin. Pourquoi les femmes sont-elles si crédules et si exigeantes ? Ne peuvent-elles profiter des plaisirs sans que cela tourne mal ?

- Les femmes pensent bien souvent avec leurs sentiments et non avec leurs sensations, explique l'ancien. D'autre part leur physiologie impose des exigences.

- Pourquoi nos mères ne nous l'apprennent pas ? interroge le garçon soulevant une idée cruciale.

- Leur plus grande erreur est de ne pas enseigner à leur fils comment fonctionne la femme : sa sensibilité, ses attentes, son rôle.

- Elle s'est jetée de la terrasse de sa maison, poursuit le jeune homme sans pouvoir relater précisément le drame, et ma vie a connu l'enfer du remords et de la culpabilité jusqu'au dernier souffle.

- C'est pour cela que tu erres dans ce pays que tu as le plus apprécié, où ton corps a le plus vibré à l'unisson de la terre. Par contre, il te montre qu'il ne veut plus de toi, que tu l'as endeuillé. Il t'occasionne des meurtrissures, et personne ne vient te rencontrer, même les animaux. C'est une vision de mort. Tout t'apparaît comme tromperie et mensonge tel que tu l'as construit toi-même.

- Que suis-je venu faire ici ?

- Tu dois réparer. À toi de trouver la méthode.

Puis sur un ton nettement plus enjoué, Mélilot déclare :

- Eh bien ! Voilà une affaire rondement menée, sa conclusion m'autorise à prendre ma retraite. Tiens, Florial, je te fais cadeau de mes lentilles de double vue. Et il donne au jeune gnome, les verres qu'il lui avait montrés. Adieu mes amis, bonne chance !

Il disparaît dans un scintillement d'étincelles.

 

Robin a subitement mûri. Sa jeunesse s'est fortifiée d'une expérience grave. Le gnome s'éloigne un peu pour le laisser méditer sur cette épreuve et en assimiler toutes les implications. Le reste de la journée, le jeune homme demande pardon à celle qu'il a trahie, il demande pardon à sa terre et à lui-même. Il voulait apprendre, et la vie lui apporte des enseignements au-delà de ses espérances. Il se rapproche du feu à la tombée de la nuit mais n'engage pas la conversation avec Florial. Celui-ci respecte son silence et son recueillement.

 

Aux premières lueurs de l'aube, ils se retrouvent devant le portail.

- Où allons-nous ? questionne le gnome.

- Tu restes avec moi ? s'étonne Robin, ta mission n'est-elle pas terminée ?

- Elle débute, affirme Florial.

- Ma vie ne se termine donc pas ici ! médite le pèlerin.

- Ce n'est qu'une étape.

- Alors j'ai compris, je dois quitter définitivement ces lieux, leur dire adieu et me tourner vers mon avenir. Dès le premier jour, j'étais ramené ici car le pays ne voulait pas de moi. J'ai été long à comprendre et je dois faire mon deuil.

L'humain fouille dans son sac et sort une petite bourse remplie de terre qu'il a ramassé la veille, il l'ouvre et répand son contenu au sol.

- Je croyais devoir garder sur moi ce lien jusqu'au bout. Je dois le rompre pour ne plus revenir en arrière.

Après un dernier regard, il reprend, s'adressant autant au gnome qu'à lui-même.

- Remet-toi en place, mon ami. Je suis la clé, celle qui ouvre et ferme les portes de mon univers.

Il passe sous le portail et prononce, associant dans sa pensée un Florial éperdu de reconnaissance :

 

- Amène-nous sur le chemin qui conduit vers notre destin.