DOUZIÈME ÉPISODE

 

 

   

Robin se retourne alors vers la vallée où serpente le ruban d'argent et, s'accoudant à la balustrade, il s'absorbe dans l'intégration complexe de la révélation. Parti de chez lui depuis à peine quatre mois, Robin a traversé les espaces, le temps sans amener la cause à sa conscience. Il voulait l'aventure, il avait mené une quête. Ce mot ignoré avant qu'il ne parte était le moteur de ses actions, sa ligne de vie. Rien des mystères qu'il avait rencontrés ne l'avait véritablement déstabilisé. La vitesse surprenante avec laquelle il avait accepté ce qu'il avait découvert et expérimenté était la preuve d'une connaissance profonde de ses motivations. Il retrouve le souvenir de ses choix. Il n'est plus l'homme simple et aventureux. Il est un de ceux qui, par attachement au maître et dévotion à la cause humaine, ont expurgé leur âme de ses erreurs et accru son potentiel pour mener à bien leur engagement.

   Merlin ! Comme il lui tarde dès à présent de le revoir ! Cet asile de nature merveilleuse, cette parenthèse de grâce que peu d'êtres avaient atteinte était peut-être ce que l'on appelait le paradis. Si ce n'était pas cela, c'était tout au moins son reflet. Robin remerciait le maître qui lui avait donné ce somptueux cadeau. Cette villégiature édénique avait le privilège d'abriter une créature exceptionnelle. L'homme espérait qu'elle aussi lui serait favorable.

   C'est le point de ses réflexions que Filwellyn choisit pour le tirer de sa méditation alors qu'un arc-en-ciel se déploie dans le lit du fleuve.

   - Nous avons de la visite, annonce Brindille.

   - Les licornes sont au pré, dit Fil. Tu pourras passer les voir avant la nuit. La petite t'est très attachée. Bon ! Il va falloir que je change le code d'accès aux portes pour qu'elle ne puisse s'enfuir.

   - Un code d'accès ? s'étonne Robin.

   - Oui. Un mot de passe, une garantie contre toute intrusion. Personne ne peut pénétrer ici même par inadvertance. D'autre part, il serait préjudiciable à la pouliche de s'égarer dans les couloirs.

   - N'est-elle pas libre ? interroge le pèlerin qui s'inquiète aussi de se retrouver prisonnier même si la prison est dorée.

   - Je comprends ta crainte, devine Filwellyn. Pour la licorne ce monde est immense et elle peut vagabonder à sa guise. D'ailleurs, ici nul n'aurait l'idée de l'entraver, nous veillons uniquement sur son enfant. Quant à toi, si par folie tu préférais nous quitter, rien de plus simple. Pour revenir ce serait une autre affaire. À moins d'être ramené par l'un d'entre nous, sinon c'est impossible.

   - Si je devais partir, quelle qu'en soit la raison, je ne pourrais plus revenir ?

   - C'est ainsi, conclut l'elfe. Viens ! Je vais te montrer où tu vas loger.

Filwellyn entraîne Robin par une galerie ouverte qui prolonge la terrasse et lui fait traverser une suite de corridors ornés de portraits de créatures de toutes espèces. Ceux-ci, comme des images holographiques, possèdent une profondeur spectaculaire.

   - Qui sont-ils ? se renseigne Robin.

 - Les figures les plus marquantes de notre monde. Des maîtres, des personnes très importantes. Les mythologies, les contes, les légendes narrent leurs histoires plus ou moins déformées selon les croyances et la compréhension humaine.

Le jeune homme est intrigué par la représentation d'un géant autour duquel tournent des oiseaux de métal.

   - Qui est-ce ? Les géants existent-il vraiment ?

   - Bien sûr ! De même que des êtres minuscules.

   - Ah bon ! fait Robin regardant soudain où il marche.

  - Pour certains tu ne peux même pas les voir. Ils sont tellement petits que ton œil est impuissant à les percevoir. De même pour les géants. Celui-ci est de taille raisonnable. D'autres ont par rapport à nous des dimensions si imposantes que pour eux nous pouvons être comparés aux êtres microscopiques. Il est possible que, pour l'un d'entre eux, l'univers dans lequel nous sommes tienne au cœur d'un de ses cheveux. De même que l'infini d'un autre loge dans un pore de notre peau.

   Devant l'air ébahi de Robin, Fil rajoute encore :

  - Et je ne te parle que de ce que tu peux visualiser car ce qui existe est encore plus vertigineux que ce que je viens de te décrire.

   - Je veux bien l'admettre mais c'est incroyable.

   - La croyance ne doit pas se borner à ce que les yeux de chair discernent, renforce Brindille.

  - Et pour en revenir à ce géant... questionne Robin. Pourquoi est-il cerné d'oiseaux métalliques ?

   - Ce ne sont pas des oiseaux mais des machines volantes.

   - Attends ! Là, j'ai du mal à te croire.

  - Tu n'as pas visité tout l'univers et puis il faut que tu comprennes que les héros de ces peintures appartiennent à toutes sortes de mondes placés sur la trame du temps et de l'espace, sur cette planète, sur d'autres de ce cosmos, dans des cosmos parallèles.

   - J'en attrape le tournis, déclare Robin en s'appuyant sur le lambris.

  - Ce géant-ci fait partie d'un lointain passé terrestre et ces machines ne l'attaquent pas. C'est lui qui les a fabriquées. Sa civilisation était très brillante.

   - Il n'y a plus de géant sur terre, mentionne Robin.

   - Non. Ils ont disparu lors d'une catastrophe d'une incroyable ampleur destructrice.

   - Ne reste-t-il rien de leur race ?

   - Quelques vestiges disséminés çà et là. Pas grand-chose mais nous entretenons leur mémoire par l'intermédiaire de la tradition orale.

   - Les légendes qui parlent de géants les montrent comme des monstres.

  - Les humains adorent se faire peur et ils saisissent le moindre prétexte d'événements insolites pour les enlaidir et prétexter que c'est l'œuvre du diable.

   - Du diable ! prononce Robin à voix basse.

   - Nous en reparlerons si tu veux bien, coupe Filwellyn, peu désireux d'entamer là un tel sujet. Tu pourras examiner ces portraits à loisir plus tard.

   Robin se hâte derrière l'elfe car la notion hypothétique du démon, qui ne l'avait pas encore effleuré, lui fait passer soudain un frisson dans le dos. Fil grimpe un escalier en colimaçon pour arriver dans un nouveau corridor plus large, éclairé par des fenêtres garnies de vitraux. Il pousse enfin le battant d'une porte de bois ouvragé sur laquelle une sculpture interpelle le pèlerin. Robin ne sait pas très bien lire, hormis quelques mots, dont celui-ci. C'est son nom et il paraît avoir été inscrit depuis de nombreuses années.

   - Que signifie cela ? interroge le pèlerin interdit devant cette impossible inscription.

   Fil revient sur ses pas car il était déjà rentré dans la pièce.

   - Robin ! lit-il.

   - Je sais que c'est mon nom, fait impatiemment le jeune homme. Pourquoi est-il écrit ici ?

  - Souviens-toi de ce que t'a dit Yzériel. Pour tout complément d'information adresse-toi à Merlin.

   - Il n'est pas ici, réplique Robin.

   - Où est le problème ? Tu le contactes télépathiquement, rétorque l'elfe toujours pratique.

   - Comme je l'ai fait avec Erwein ?

   - Tout pareil. Mais entre donc voir tes appartements.

   Robin pénètre dans une vaste pièce inondée de lumière qui provient des fenêtres ouvrant sur le val. Les murs de pierre sont réchauffés par des tapisseries ainsi que les dalles du sol. Un grand lit confortable à baldaquin, aux tentures rouges, fait face à une immense cheminée dont les sculptures sont rehaussées de peinture.

   - C'est la chambre d'un roi, s'exclame Robin.

   - Pas tout à fait mais apparemment on ne se moque pas de toi. Bon ! J'ai affaire plus loin. À plus tard.

   - Comment vais-je me repérer pour circuler dans ce dédale ?

   - Fais confiance à Brindille. Salut !

   - Tu sauras t'y retrouver ? demande Robin au lutin.

   - Ne t'inquiète de rien, je suis ici chez moi.

   Le pèlerin n'a jamais connu un tel confort. Il se remémore son enfance dans la maison familiale qui ne comportait qu'une pièce à vivre. Il avait longtemps dormi en travers, au pied du lit des parents qui n'avaient pas eu d'autre enfant. Il avait bien surpris une conversation concernant une petite sœur morte à la naissance mais il n'avait pas essayé d'en savoir plus. Devenu adolescent il avait dormi dans un recoin aménagé, à hauteur, dans l'écurie qu'il partageait avec le palefrenier. Inutile de décrire les quelques auberges où il avait fait étape.       La meilleure était de loin celle des pèlerins.

  Dans cette grande chambre il se sent intimidé, presque perdu mais dans un bien-être encore inconnu. De chaque côté du lit, une porte s'ouvre en encoignure sur une petite pièce en saillie. Celle de gauche est manifestement réservée aux ablutions. Une grande bassine est posée sur un fourneau de brique accompagnée d'un broc rempli d'eau. Celle de droite mène à un corridor caché, fermé par une porte de bois blanchi. Elle est verrouillée. Au pied du lit un coffre lourd contient des vêtements colorés, à sa taille. Robin décide de profiter de l'aubaine pour se décrasser. Depuis des semaines qu'il arpente toutes les routes possibles, il apprécie de se laver autre part que dans les rivières et les lacs glacés.

   - J'aurais dû allumer du feu pour chauffer l'eau, pense-t-il et aussitôt le feu s'active sans qu'il y prenne part lui-même. Peut-être serait-il possible qu'il en soit de même dans la cheminée ? subodore-t-il.

   Par la porte entrouverte, il aperçoit la flambée qui s'élève du foyer apprêté qui n'attendait plus qu'une étincelle.

  - Je sens que je vais me plaire ici, déclare-t-il avec un grand soupir d'aise tandis que Brindille lui frotte le dos avec énergie.

   Il s'approche ensuite de l'âtre pour se sécher et avec stupéfaction, voit qu'au milieu des flammes, des êtres de la même origine ignée, dansent et gesticulent pour les entretenir.

   - Je te présente les salamandres, lui montre Brindille.

  Les petites créatures saluent et sautillent dans un crépitement joyeux. Robin s'incline tout en regardant bouche bée les flammèches vivantes et quelques sylphes tournoyants.

   - Pas de feu sans air, précise Brindille.

   Les prodiges en perpétuel renouvellement ravissent Robin. Il choisit quelques effets avec un brin de coquetterie dont il ne se serait pas cru capable et juge du résultat dans un miroir sur pied que soutient un elfe gracieux taillé dans l'ébène. Tous les ornements sculptés sont à l'effigie des lutins et des elfes, sur le manteau de la cheminée, sur les consoles qui soutiennent les poutres, sur les pieds des torchères. Leur histoire se déroule dans les riches tissages muraux, sur les frises peintes courant sur le haut des murs, sur les rosaces centrales des vitraux.

   - Je suis prêt, annonce le jeune homme. Je vais aller voir les licornes comme me l'a conseillé Fil.

  - Je vais t'y emmener par un itinéraire rapide. Tout à l'heure, l'elfe t'a fait passer par les pièces de réception.

   Ils empruntent un autre escalier spiralé, plus étroit percé de minces ouvertures. Il termine dans un petit vestibule donnant sur les jardins. Au-delà une prairie s'étend jusqu'à des collines mauves au relief émoussé. Des canaux d'irrigation bordés de grands roseaux s'y entrecroisent. De loin la pouliche a senti l'homme et rapide, d'un trait de flèche, elle accoure vers lui pour lui témoigner son affection.

   - Comment vas-tu ma toute belle ? lui susurre-t-il en effleurant ses ailes étonnantes.

La petite vient frotter son museau contre lui en tendant son cou pour quérir des caresses. Sa mère a suivi, non par méfiance mais pour accueillir leur sauveur. Elle les regarde jouer et courir dans l'herbe haute avec bienveillance.

   Au bout d'un moment, épuisé par la vitalité de la pouliche, Robin se laisse tomber à la renverse en riant. Il s'interrompt en voyant grandir dans le ciel un gigantesque oiseau, une créature de neige dont la réverbération accroît la majesté des ailes immenses. Le pégase annoncé, atterrit en se cabrant fièrement et lance un long hennissement. C'est un cheval imposant de par sa taille et sa prestance. En lui se conjuguent la force du symbole et son affirmation. Ses ailes puissantes, capables de soulever un tel poids sont majestueuses et d'une finesse qui laisse transparaître la lumière, à moins que leur texture vibratoire ne la produise elle-même.

   - Tu auras mon éternelle reconnaissance, transmet-il à Robin et j'accepte de te servir de monture si tu en as le besoin. Tu as permis l'évolution de ma race.

S'approchant des licornes, il vient les flairer et faire connaissance avec sa progéniture. Robin est fasciné par cette famille fabuleuse et unie. Il les observe un moment courir et caracoler puis, affamés par leur course, les chevaux se mettent à paître. La vue de ce repas attire l'attention du pèlerin sur ses propres besoins. Il s'est habitué à une nourriture parcimonieuse et frugale. Maintenant il apprécierait de se restaurer.

   Il se tourne vers la maison qui lui montre, de ce côté, un nouvel aspect de son architecture. Une terrasse est construite au sommet de l'édifice et permet de voir tout autour sans limite jusqu'à l'horizon, la terre et le ciel. Sans connaître encore les lieux, Robin se dirige instinctivement vers une grande porte vitrée qui donne sur une salle voûtée. La table, au centre de la pièce, est dressée. Le jeune homme commence à remarquer qu'ici les envies peuvent être satisfaites rapidement, du moins celles d'ordre vital. Dans la cheminée le feu s'allume, son assiette et son verre se remplissent, les torches s'éclairent et une douce musique sourd des murs avec un effet d'écho harmonieux.

   - Il suffit de penser à ce que l'on souhaite pour que ce soit effectif, dit-il à Brindille.

   - Tu l'as remarqué ! Peut-être n'obtient-on pas tout mais du moins ce qui est légitime.

   - En tout cas, j'essaierai de ne pas en abuser.

   - C'est bien pour cela que ça t'est accordé.

  Robin commence à manger des plats aux saveurs agréables et nouvelles qui correspondent à son goût comme si la cuisine lui était adaptée.

  - Cela serait plus convivial si j'étais accompagné, prononce-t-il alors qu'Yzériel fait son entrée. M'as-tu entendu ? lui demande-t-il.

   La fée sourit.

   - Je t'ai entendu à l'instant parce que j'entrais. Ce n'est pas toi qui m'as fait venir.

   Elle est vêtue avec cette même forme de robe inspirée d'un bouton d'iris qui s'entrouvre. La couleur est d'encre violette. Sur ses épaules nues est posée une étole de gaze vaporeuse d'une nuance assortie et changeante. Robin oublie de manger et se lève galamment, attendant que son hôtesse s'asseye pour en faire autant.

   À cet instant les portes s'ouvrent et toutes les créatures déjà aperçues et d'autres encore les rejoignent en une nuée joyeuse et volubile.

   - Nous avons pour habitude de nous rassembler pour passer la soirée, explique Yzériel.

S'installant tous à table selon leur taille et leurs habitudes, ils puisent dans les plats qui leur sont destinés, qui de la rosée recueillie le matin, qui du pollen ou des nectars de fruits, qui des graines, des champignons, des salades d'herbes diverses, des légumes assaisonnés d'huiles et d'épices qui apparaissent au fur et à mesure de leur appétit.

   Robin est diverti par tant de nouveautés : des longs cheveux et oreilles pointues des elfes au corps translucide et fluctuant de l'ondine, aux ailes frémissantes des sylphes. Leurs rires et conversations ne sont pas toujours compréhensibles et le garçon s'exerce à les suivre par la traduction mentale immédiate. Son attention est sans cesse ramenée vers la fée. Elle rayonne dans tout les sens du terme : par sa beauté, bien sûr, par son esprit, par son âme, par une émission de sa lueur interne, par son magnétisme actif et prégnant. Le jeune homme n'a jamais connu que les filles du village dont le charme était masqué par un labeur précoce ou quelques nobles dames aperçues, sophistiquées et dédaigneuses. Il est remué jusque dans ses plus intimes sensations, dans ses sentiments les plus secrets.

   Dès les dernières bouchées avalées, les reliefs du repas disparaissent et les créatures entament une joute poétique. Difficile de les départager, elles rivalisent de sensibilité et de créativité matérialisant dans l'espace des images qu'elles décrivent. Celles-ci s'évaporent ensuite ou s'affichent sur les murs selon si les spectateurs les ont plébiscitées. De la même manière des phrases s'inscrivent dans des calligraphies élégantes et recherchées et des musiques les accompagnent. Le pèlerin est ébloui par tant de beauté et de virtuosité. Des élixirs de fruits, servis à volonté, doivent contribuer à exacerber les imaginations et la bonne humeur. Ce soir-là, c'est une nymphe qui gagne le concours après avoir adressé une ode aux fleurs qui ornent sa source. Chaque mot se fixe dans une goutte et le jet qui explose dans un feu d'artifice entonne un hymne grandiose, libère des corolles irisées et des parfums fastueux. L'assemblée est unanime à féliciter l'artiste qui rosit de confusion. Pour la récompenser, la fée permet à l'eau de la source d'acquérir des vertus thérapeutiques.

   Tout le monde se disperse vers les foyers respectifs. Robin ne sait comment prendre congé et l'idée de passer sa première nuit dans ce monde fantastique lui pose des interrogations.

   - Les nuits sont-elles aussi curieuses que les jours ? s'enquiert-il.

   Voyant l'expression amusée de la fée, il corrige : " curieuses pour moi, bien sûr ! "

   - Elles sont comme on les souhaite, paisibles ou animées, magiques ou profanes. Aucun être mal intentionné viendra t'importuner.

   - Ce n'est pas ce que je voulais dire, se défend Robin.

  - Tout est surprenant chez nous, surtout pour un humain. Ici la magie est blanche. La malice est un jeu et ne contient pas de méchanceté. Rassuré ?

   - Je n'ai pas d'inquiétude. Je préfère juste être averti.

   - Tu as un garde du corps efficace, souligne-t-elle en désignant Brindille.

   - N'exagérons rien, réplique celui-ci en se rengorgeant puis il rougit sous le regard taquin qui l'intimide.

   - Si tu as besoin de quoi que ce soit, demande à Fil, le renseigne-t-elle.

   - Comment puis-je le trouver ?

   - Brindille sait. Faites de beaux rêves, leur souhaite-t-elle en disparaissant dans une gerbe d'étincelles.