DEUXIÈME ÉPISODE

   Robin est réveillé en sursaut par des coups tambourinés sur l'huis et une voix annonçant :

- Il est sept heures, le déjeuner se prend dans la salle commune et n'oubliez rien dans la chambre.

Celle-ci est redevenue banale cependant Robin se souvient d'un rêve où il a prié dans un sanctuaire.

Après avoir précautionneusement posé son pied meurtri par terre et éprouvé sa capacité à se mouvoir, il se réjouit de constater que malgré une certaine raideur, il peut se tenir debout et marcher en boitillant. Remerciant mentalement les gnomes, il se souvient des recommandations de Florial et ne manque pas de les suivre. Quelques ablutions complètent ses préparatifs et il récupère son maigre bagage. Il se rend en claudiquant jusqu'à la grande salle où crépite déjà une belle flambée.

- Allez ! Mangez les tartines et surtout buvez cette potion avant de partir, vous en aurez le plus grand besoin, dit l'aubergiste pleine d'entrain à cette heure matinale. Robin obtempère et dès qu'il se juge prêt, il se dirige vers le porche.

- Ce n'est pas par ici que partent les pèlerins, lui enseigne son hôtesse. Je vais vous montrer.

Elle le conduit vers la cheminée, la contourne et désigne un passage dissimulé dans l'ombre.

- Prenez un bâton et une gourde d'eau. Et bonne chance ! lui dit-elle.

 

Depuis hier soir Robin se demande s'il est encore maître de son destin. Toutes les personnes rencontrées lui disent ce qu'il doit faire, s'occupent de sa santé, l'emmènent où ils veulent et surtout lui souhaitent bonne chance. D'une part cette sollicitude est appréciable, d'autre part cela a quelque chose d'inquiétant. C'est un peu comme s'il souffrait d'amnésie, tel que le grand Étienne qui avait reçu la ruade d'un âne derrière le crâne. Tous les gens connaissent mieux que lui son passé et décident de son avenir avec cette sorte de gentillesse contraignante. Robin, lui, sait exactement la motivation qui le mène, suivre la route du milieu jusqu'au bout et découvrir le monde. Or ici, cette appellation de pèlerin, paraissant incongrue au départ, résonne curieusement et le détourne de sa voie toute tracée. Ce chemin de traverse l'attire et son intuition lui confirme que c'est le bon. Il a quitté son village pour ne pas être englouti par une vie insatisfaisante ou banale, voici donc une bonne occasion de goûter à l'imprévu. Ses yeux habitués à la pénombre, durant ces courtes minutes de réflexion, repèrent le bâton appuyé dans l'angle à droite et la gourde suspendue à un clou. Il passe l'outre en bandoulière et saisit résolument la longue canne.

 

Avançant d'un pas décidé dans le couloir, éclairé faiblement par une lampe à huile, il se retrouve en trois enjambées sur un chemin ensoleillé, loin du paysage hivernal de la veille. Se retournant pour retrouver son point de départ, il découvre une ancienne porte aménagée dans un mur ruiné, rongé de lichen et de ronces.

 

Où a-t-il bien pu pénétrer ? Ce monde inattendu ne ressemble en rien aux forêts et vallons verdoyants de son pays d'origine. C'est paralysant d'entamer hardiment une marche et de se retrouver en un instant projeté dans un autre part imprévu. Il en dépose son sac à terre sans précaution et entend un grognement prolongé sortir de celui-ci. Pour rajouter à son trouble, un Florial mécontent, sort à quatre pattes, se dépêtrant de la toile avec difficulté.

- Aïe ! s'écrie le gnome, j'ai les os rompus. Tu n'as aucune délicatesse.

- Ça alors ! ne peut que répondre Robin, pour qui l'avalanche de surprises vient d'arriver à saturation. Que fais-tu là ? se ressaisit-il en se précipitant pour porter assistance au gnome.

- Ça va, ça va, grommelle Florial avant de se redresser, aussi surpris que Robin par l'environnement. Tiens ! C'est ici que tes rêves nous ont conduit. Je n'avais pas pensé à cette éventualité.

- Que veux-tu dire ? s'étonne le pèlerin.

- Que je ne suis pas habitué à ce climat, écrasé de soleil, et que mes vêtements ne sont pas adaptés. Je cuis déjà dans mes bottes et ma veste de feutre.

Robin réalise alors que lui aussi est emmitouflé en prévision de retrouver la température de la journée précédente. Ils se regardent l'un l'autre, ahuris et éclatent de rire devant leur accoutrement inapproprié. Ils retirent prestement leurs vêtements superflus.

- Où sommes-nous ? cherche le jeune homme en s'asseyant près du gnome, le regard explorant le terrain caillouteux.

- C'est une contrée que j'ignorais. Que se cache-t-il dans tes souvenirs pour que nous en soyons arrivés là ?

- Pour le moment, c'est à moi de poser les questions. Tu as l'air d'en savoir beaucoup sur toute cette histoire, alors dis-moi ce que tu fais ici ?

- Ici-même, je l'ignore, mais avec toi c'est parce que je dois t'accompagner vers ton destin.

- Quel est-il ?

- Tu le sais mieux que quiconque, seulement c'est enfoui au plus profond de toi-même. Je dois t'aider à le faire ressurgir et veiller sur toi.

- Tu as bien une petite idée...

- Absolument pas !

- Et tu me suis, abandonnant ton foyer juste pour m'aider.

- Je n'ai pas de foyer. Je vis au sein de mon village, en communauté, mais je n'ai pas encore fondé de famille.

- Qui t'a donc demandé de veiller sur moi ?

- Le chef du village.

- Et qui lui a demandé à lui ?

- L'être qui doit sceller ton destin.

- Qui est-il ?

- Je n'en sais rien, j'obéis, c'est tout.

- On ne peut pas dire que ça m'aide...

- Désolé mais mon savoir est limité.

- Alors l'accident était programmé pour que je te rencontre.

- La chute, oui, mais pas l'entorse.

- C'est déjà du passé je n'en ai pas de séquelles. Où étais-tu hier soir ?

- Sous le lit.

- C'était pour éviter de répondre à mes questions ?

- Ce n'était ni l'heure, ni l'endroit. Tu devais absolument te reposer pour aujourd'hui.

- Je me sens vraiment manipulé, nous ne sommes pas maîtres de notre destin.

- C'est faux. Tout ce que tu vis, tu l'as choisi. Peut-être pas tous les détails, toutes ces tracasseries qui sont les résultantes du karma, mais les grandes lignes, certainement.

- Alors, pourquoi quelqu'un s'arroge-t-il le droit de sceller mon destin ?

- Parce que cette personne en fait partie intégrante.

- Tout le monde est au courant sauf moi, ou du moins, je ne me souviens de rien, c'est inconcevable.

- C'est pourtant bien ainsi et tous les êtres sont logés à la même enseigne.

- Ainsi toi, tu as choisi de m'accompagner avant de me connaître ?

- Nous nous connaissons de longue date.

- Eh bien, excuse-moi, mais je t'ai oublié.

 

Robin est intéressé par ces révélations et en même temps, il est agacé. Il se sent vulnérable.

 

- Comment savoir si tout ce que tu me racontes est vrai ?

- Tu as entrepris cette quête pour le découvrir.

- Une quête ! Je n'ai jamais pensé à ça exactement. Je voulais l'aventure.

- Est-ce vraiment cela que tu recherchais ?

- À vrai dire, je n'ai jamais été intéressé par les motivations de mes compagnons, ni de ma famille. Être le serf ou le serviteur très peu pour moi ; attendre les ordres ou les récompenses, me marier et voir ma femme et mes enfants vivre dans la peur ou le besoin, ou être épuisés par le travail, ne jamais pouvoir espérer plus de confort ou de liberté, il n'en est pas question ; quant à aller guerroyer pour des causes qui ne concernent que les puissants, tuer des gens qui, comme moi, se demandent ce qu'ils font là et mourir comme on jette un objet qui n'est plus utile, jamais. La vie ne peut se résumer à ça.

- Tu vois bien que tu as une réflexion et des aspirations autres.

- Je veux connaître, échanger et surtout comprendre.

- N'est-ce pas cela, une quête ?

 

Robin regarde différemment cet endroit où il est arrivé, il paraît désolé, stérile, sec et pourtant c'est ici, et pour la première fois, qu'il ressent l'essentiel, une épuration, un début. Enfin il perçoit la possibilité d'entrer en relation avec ce qu'il ne sait pas encore nommer et qui est de toute éternité, fondamental.

À perte de vue, s'étale un paysage de garrigue en plein été. Aucune trace de chemin. Le terrain est accidenté, des affleurements de calcaire érodé, grisé et tacheté de lichen jaune émergent dans une sorte de lande, écrasée de soleil. Les arbustes courts, épineux, contrastent avec de hauts cyprès qui s'élèvent en cierges, vert sombre, sur le fond des collines mauves. Le ciel est d'un bleu profond, intense, uniforme. Au loin sur la droite, une tache de végétation d'un vert plus vif, signale la présence d'humidité. Les deux compagnons boivent quelques gorgées à leur gourde respective et, se relevant en scrutant l'horizon tout autour, décident de partir droit devant. Quel contraste avec la veille ! Robin avait failli mourir de froid et ici, ça pouvait bien être la soif qu'ils auraient à endurer. Le jeune homme se lève et fait quelques pas sur le sol irrégulier. Sa cheville encore faible ploie et une douleur aiguë lui arrache un cri.

- Assieds-toi, lui ordonne Florial trop petit pour lui servir d'appui, je vais m'occuper de toi.

Robin obéit tant bien que mal, débarrassant une place des gravillons coupants qui la parsèment.

- Ce climat désertique va nous offrir le remède idéal pour ta blessure. D'ailleurs en arrivant j'ai repéré cette plante tout de suite considérant qu'elle pourrait être utile.

Robin jette un regard incrédule autour de lui ne distinguant qu'une végétation rare et sèche et quelques bizarres plantes épineuses auxquelles il ne souhaiterait pas se frotter. Justement c'est vers ces dernières que se dirige Florial. Il en examine une avec précaution. Ce végétal inconnu se présente comme un entassement de palettes qui se juxtaposent les unes sur les autres par la tranche, hérissées de pointes. Florial parvient à détacher une grande palette en tapant adroitement à sa jonction au moyen d'une pierre plate et tranchante. Il revient auprès de Robin en ramenant sa cueillette.

- Tu vas m'aider à retirer les épines, commande-t-il, je vais te montrer. Possèdes-tu une lame ?

Robin sort d'un étui qu'il porte à la ceinture, un poignard et le tend au gnome.

- Garde-le pour toi, lui conseille-t-il.

Adroitement, il maintient avec une branchette en forme d'Y, la palette et détache les piquants avec sa pierre en la tenant horizontalement. Robin l'imite et se pique plusieurs fois les mains.

- Quel est son nom ? interroge-t-il en suçant le doigt qui saigne.

- C'est une sorte de cactus, l'oponce. Chez nous on l'appelle crapaudine.

- Elle pousse sous notre climat ?

- Non, mais le petit peuple connaît toutes les plantes existantes. Nos différentes communautés vivent dans tous les coins du monde et nous faisons des échanges. Notre connaissance des propriétés des plantes est complète. Leur utilisation en cuisine, en boisson, en médecine, en agrément n'a plus de secret pour nous.

- Pourras-tu m'apprendre les rudiments de cette science ?

- Juste quelques notions de base : les remèdes essentiels, l'utilisation des épices, les plantes alimentaires, celles aromatiques.

- C'est déjà vaste.

- Ce n'est pas grand-chose par rapport à l'ampleur du sujet.

La palette est débarrassée de sa dangereuse protection et Florial la coupe en deux transversalement. Il applique les deux moitiés de chaque côté de la cheville et les maintient avec un lien qu'il a tiré de sa petite bourse de toile. Un sac à malice pense Robin avec justesse. Florial tient son étrange compresse un instant dans ses petites mains puis il fait quelques signes en prononçant à mi-voix, une formule.

- Voilà, dit-il. Tu vas reboire de la potion et d'ici cinq minutes nous pourrons partir. Garde cet assemblage jusqu'à ce soir et tu pourras marcher.

Robin se remet debout facilement et ils repartent face à l'est, estiment-ils grâce à la position du soleil.

 

Pour le gnome, le jeune homme avance à trop grandes enjambées. Quand, il s'inquiète de lui, il le voit à plusieurs mètres derrière, courant et trébuchant sur les cailloux qui roulent sous ses pieds.

- Je vais te porter, s'apitoie-t-il. Retire tes bottes trop épaisses et grimpe sur mon épaule.

Florial ne se le fait pas dire deux fois et s'assoit confortablement après avoir fourré ses affaires dans le sac du garçon.

 

Ils atteignent en fin de matinée un petit canyon à sec qu'ils suivent un moment avant de parvenir à une zone plus verdoyante. Quelques oueds taris à cette saison, se rejoignent en contrebas. Soudain le grondement réconfortant d'un torrent efface d'un coup une partie de la fatigue. La résurgence d'une rivière souterraine a creusé dans la pierre un bassin naturel. Plus loin elle se déverse impétueusement en cascade, blanche d'écume. Cette fraîcheur est la bienvenue et c'est avec bonheur qu'ils boivent sans se restreindre et plongent leurs pieds gonflés dans le courant.

- Où penses-tu que nous allons ? questionne Robin.

- Je n'en ai pas la moindre idée, répond le gnome qui, n'étant pas fatigué par la marche, explore les alentours immédiats. N'as-tu pas faim ?

- Avec la chaleur je ressens surtout la soif, mais cela fait un moment que mon estomac réclame, avoue le garçon en se massant le ventre.

- Repose-toi, je vais tâcher de trouver quelque chose par ici.

Robin est attiré par la belle surface calme du bassin où se reflètent les rochers debout dans le ciel azuréen.

- Une bonne baignade va m'ouvrir l'appétit, pense-t-il en se dévêtant rapidement.

 

Il s'élance d'une pierre plate et pique une tête à l'endroit où un bouillonnement régulier signale que l'eau sourd de la roche. Le plongeon dans l'onde fraîche lui donne l'impression d'être une lame fendant la glace. Il sent sur tout son corps le contact de milliers de petites aiguilles gelées et ressort catapulté hors de la porte par où ils sont arrivés le matin même. Son corps nu ne bénéficie d'aucun vêtement pour amortir la chute brutale sur le terrain pierreux. Sa tête heurte le sol violemment et le pèlerin sombre dans l'inconscience.

Robin est donc revenu au point de départ où il gît, assommé. Combien de temps reste-t-il ainsi ? Quand il revient à lui, il est éberlué de se retrouver à trois mètres du portail de pierre. Sa peau le cuit aux endroits où elle a raclé contre la terre et où elle a été exposée au soleil. Sa tête le fait souffrir et du sang séché a coulé d'une plaie au front jusqu'au menton. Il se redresse en gémissant, nu et meurtri, seul et sans bagages. Le soleil est au zénith et la seule solution pour ne pas cuire est de rejoindre au plus vite la zone ombragée. Il a dû parcourir la distance en trois heures environ, le matin, avec de bonnes chaussures, une gourde d'eau et la vaillance d'un début de journée. Il lui en faudra probablement plus cet après-midi, sans protection, avec un mal au crâne martelant. Avec courage et résignation il se remet en marche, la plante des pieds brûlée et écorchée par les pierres, sans l'appui secourable de son bâton.

Pendant ce temps, Florial a découvert un arbre fruitier mais le bruit du plongeon l'a fait sursauter. Revenant à toute vitesse, il arrive de néanmoins trop tard au bord de l'eau. Il a omis de prévenir Robin, que dans ces contrées, il ne faut jamais agir sur un coup de tête. Toute action doit être mûrement réfléchie ou envisagée avec circonspection. Il se reproche d'avoir failli à sa mission tout en maudissant son protégé humain et ses impulsions. Le gnome devrait normalement attendre ici qu'il le rejoigne mais son grand cœur capte la souffrance du jeune homme. Peut-être peut-il le retrouver en repartant à pied en sens inverse ? Il remplit les gourdes, les place avec quelques fruits dans le sac et utilise tout de même un charme pour le rapetisser à sa taille. Il matérialise enfin des chaussures moins chaudes tout en faisant des signes pour conjurer des sorts éventuels. Il se met en route de son côté espérant que sa part de chemin pourra raccourcir celle de Robin.

Chacun de leur côté, les deux compagnons effectuent leur trajet avec difficultés. Robin avance irrégulièrement en s'arrêtant pour de courtes pauses et pour soulager ses pieds ensanglantés. La sueur brûle ses yeux et colle ses cheveux. Ses épaules cramoisies se courbent de fatigue et la migraine explose dans tout le crâne. Il ferme à demi les yeux pour filtrer l'intense lumière qui se réverbère sur les roches calcaires et, ne perçoit pas encore que la distance qui le sépare des arbres, diminue.

 

Florial n'est pas épuisé par la course matinale mais il fait dix enjambées pour une de l'humain. Sa tâche le contraint à n'utiliser qu'un minimum de magie. Il est novice dans cette quête qu'il doit accomplir aussi pour lui-même. Bien loin de sa forêt natale, de l'ombre apaisante, des arbres millénaires et de l'humidité tonifiante, il a troqué contre son bonnet de laine, un bonnet de paille tressée qui se dresse droit et raide. Il s'autorise à boire, ayant à chaque gorgée une pensée de partage avec le garçon. Il fredonne une chansonnette qui rythme sa cadence et chasse la fatigue, une ritournelle obsédante qui l'empêche de fabriquer des pensées décourageantes.

 

Robin se focalise sur trois mots : pied droit, pied gauche pour s'obliger à se mouvoir puis finit par ne plus dire que droit-gauche, droit-gauche. Seule, la fonction de la marche est en veille. Il s'enferme dans une léthargie embrumée où la douleur est tellement présente qu'elle le soutient. Sa cheville s'est remise à enfler et il ne sent plus son pied devenu gourd. Par contre, cette différence de sensations le déséquilibre. Depuis combien d'heures marche-t-il ? Parfois il croit être tout près, parfois il lui semble être encore retourné en arrière. Ses forces diminuent, sa bouche est sèche, sa langue est dure. Il n'en peut plus.

 

Quand Florial retrouve Robin, ce dernier a franchi les deux tiers du parcours mais il n'a pu aller plus loin. Il s'est effondré au début du canyon dans un repli qui, à cette heure de la journée, projette une ombre suffisante. Le garçon a accompli un exploit par rapport à son état physique. Sa jeunesse et sa force l'ont soutenu dans cette épreuve. Florial est au bout lui aussi. Quand il voit l'état du garçon, son âme sensible est galvanisée. Redonnant au sac sa véritable dimension, il commence par réhydrater Robin en faisant couler de l'eau sur son visage et ses lèvres. Celui-ci geint faiblement, dans un état de semi-conscience. Puis le gnome entreprend de laver les plaies et d'appliquer dessus, ainsi que sur les brûlures, une crème dont il ne se sépare pour rien au monde. Le pot qui la contient possède la particularité de ne jamais se vider. Ajoutant au fond d'une gourde quelques gouttes de potion, il fait avaler le remède souverain. Il recouvre le jeune homme de sa chemise et glisse le sac sous sa tête. Enfin, s'asseyant auprès de lui, il s'accorde aussi un remontant et masse ses pieds douloureux. Florial veille Robin qui, après avoir un peu déliré, s'est endormi, réconforté.

 

Le jour baisse et la température avec. La chaleur torride fait place à une fraîcheur puis à un froid vif. Le gnome apprécie de remettre ses chauds vêtements et, tant bien que mal, en usant de quelques formules, il habille son protégé. Ramassant quelque bois sec dans le lit de la rivière tarie, il allume un feu autant pour se rassurer que pour se réchauffer. Malgré les remèdes et ses efforts, il se doute bien que le garçon ne pourra être rétabli le lendemain. Il craint une nouvelle canicule. Il décide alors de solliciter ses maîtres.

- Maîtres, implore-t-il, je ne demande rien pour moi. Voyez mon compagnon, l'état dans lequel il se trouve ne lui permettra pas de s'abriter demain. Nous n'avons pas l'habitude de cette chaleur. L'eau que j'ai pu porter jusqu'ici ne sera pas suffisante. Accordez-lui votre bienveillance dans sa quête, afin que sa destinée s'accomplisse.

- Que veux-tu ? résonne une voix provenant de tous les points de l'espace.

- Maîtres, merci de me répondre. Comment ferais-je demain pour assister mon compagnon ?

- Tu as fait des erreurs aujourd'hui mais tu ne t'en es pas trop mal sorti.

- J'ai oublié de le prévenir contre les dangers, cependant je n'avais pas prévu que les humains aiment autant l'eau.

- Ils l'aiment et en ont besoin, et celui-ci davantage que d'autres.

- Justement il va en manquer. Je n'aurais jamais la force de retourner à la rivière et de revenir dans la même journée.

- Tu as accepté de te débrouiller par toi-même.

- Mes capacités sont limitées et je ne dois pas trop utiliser la magie, allégua Florial.

- Qui t'a interdit cela ?

- Personne, mais les humains craignent la sorcellerie et j'ai peur d'en être accusé.

- Tu as été choisi à cause de tes qualités, utilise-les et trouve tes propres solutions.

 

Florial se tait, il sait qu'il a un rôle à jouer mais il n'a jamais imaginé avoir été choisi. Il n'était pas simplement un aide, la quête pouvait être menée à bien grâce à lui. Cela ne provoque en lui aucune crise d'orgueil mais accroît considérablement le sens de ses responsabilités.

- Merci, mes maîtres, murmure-t-il.

 

Des réponses à ses interrogations affluent comme un essaim d'abeilles. Les mises en garde de ses semblables envers le monde humain ne devaient pas le paralyser. Il devait être lui-même, agir avec discernement et employer au maximum et à bon escient, son Grand Art. Il lève son visage vers le ciel. Son immensité se teinte d'un dégradé subtil, s'ébauchant sur l'horizon d'un bleu clair, nuancé de rose poudreux, pour s'étirer vers l'indigo le plus sombre. Dans ce firmament grandiose se fixent peu à peu des clous d'or étincelants. Jamais l'espace ne lui a paru aussi vaste, jamais il n'a autant ressenti l'univers. S'étant approché du feu, il se met à réfléchir à voix haute pour se tenir compagnie.

- Voyons, où sommes-nous ici ? Sur terre, de toute évidence. Ce n'est pas une autre planète, je vois la lune, les constellations sont à leur place, peut être un peu décalées. La saison n'est pas la même que chez nous, peut-être est-ce un pays du sud où la chaleur est plus précoce et plus forte. Les fruits que j'ai cueillis me sont étrangers, mais leur maturité ne doit pas se faire avant le début de l'été. Or hier, nous étions encore en hiver. Avons-nous atterri dans l'hémisphère sud ? Non je verrais le ciel autrement. Je n'ai pas vu âme qui vive, personne pour me renseigner sur la langue, les coutumes et l'époque. Et oui, si l'espace n'est pas le même, qu'en est-il du temps ? Est-ce le passé ? Est-ce le futur ? L'endroit est désert, il n'y a pas trace de terre cultivée, ni d'habitations. Pas de traces d'élémentaux non plus.

 

- Ah ! Je me demandais si tu allais t'intéresser à ton peuple, reproche une voix sur sa droite.

Tout près de lui un gnome très âgé frotte ses mains noueuses devant le foyer.

- Heu! bafouille Florial, je dois compter sur moi seul.

-Pour prendre tes décisions certainement. Mais tu dois utiliser toutes tes ressources et connaissances, mettre la chance de ton côté.

- Mes maîtres me l'on fait comprendre.

- Déranger les maîtres pour ça...

- Mon nom est Florial, se présente le gnome en partie pour parler d'autre chose.

- Je sais qui tu es, et aussi d'où tu viens. Je salue d'ailleurs ton choix d'aider un humain.

- Ce n'est pas moi qui ai cho... commence-t-il. À fréquenter les humains il en viendrait à raisonner comme eux.

- Que dis-tu ? s'enquiert le vieux gnome en se penchant vers lui.

- Rien, je suis surpris, crie Florial craignant qu'il ne soit sourd.

- Je m'appelle Mélilot, se nomme l'ancien avec un sourire, montrant qu'il a bien compris ce que Florial n'a pas voulu dire. Bel exploit que cette longue marche. Tu aurais pu t'éviter ça. Par ici vivent probablement des renards, des chevaux ou autres animaux qui auraient pu te servir de montures. Tu ne dois pas oublier non plus que le petit peuple est partout.

- Je croyais que je devais surmonter tout seul les épreuves.

- Il faut savoir les contourner, être malin, faire preuve de finesse.

- À partir de maintenant je vais changer d'attitude. D'ailleurs j'ai besoin de ta coopération.

- Tu peux compter sur moi.

- Il faut transporter le garçon dans un abri avant l'aurore. Malgré mon traitement, il ne pourra reprendre la route demain. Une journée de repos est indispensable.

- Quelles difficultés il s'inflige ! A-t-il vraiment mérité cela ?

- Son ambition est immense et il l'ignore encore. Comme de nombreux humains, il pense que l'on avance uniquement par l'effort et le sacrifice.

- Et toi, tu t'es mis à son diapason.

- J'apprends tous les jours.

- Bien, j'aime ton humilité. À présent, je dois te prévenir que ce pays est rempli de pièges et d'apparences. Inutile de transporter cet homme dans la nuit, je reviendrais à l'aube, dès que le soleil aura dardé son premier rayon. Ton protégé est ici pour une raison que, lui seul, peut découvrir. Elle est plus simple qu'il n'y paraît. Tu auras mon appui mais c'est à lui de trouver la clé. Cela dit, je n'ai plus l'âge de bivouaquer et je vous laisse finir votre nuit.

Et il disparaît dans un bâillement.

 

Robin ronfle, allongé sur le dos, ignorant qu'il est une préoccupation pour autant d'êtres et non des moindres. Florial, puisqu'il peut se servir de ses connaissances comme bon lui semble, ne va pas s'en priver. Il jette dans les flammes une pincée de sciure améliorée qui doit entretenir un feu vif aussi longtemps qu'il le souhaite et il trace un cercle invisible autour du campement qui déclencherait un tintement de clochettes à la moindre intrusion. Enfin, matérialisant une chaude couverture dans lequel il enveloppe son compagnon et lui-même, il enfonce son bonnet sur les oreilles et ne tarde pas à s'endormir.